« Âme de colombe et âme de loup » : le monde naturel comme source d’hybridations dans les littératures finlandaise et estonienne

 

Martin Carayol, Inalco (Paris)

Nicolas Dronniou, San Francisco

 

Les littératures finlandaise et estonienne se signalent par la richesse et la continuité chronologique de leur tradition fantastique. En corollaire, on y trouve de très nombreuses descriptions d’êtres fantastiques, parmi lesquels des créatures relevant de la catégorie qui nous intéresse ici, celle des êtres hybrides.

On pourrait suggérer de nombreux angles d’approche pour étudier le phénomène de l’hybridation dans notre objet d’étude. Le plus fécond nous a semblé être de nous pencher sur les moyens littéraires de l’évocation d’êtres situés entre deux règnes du vivant (humain-animal et humain-végétal), mais nous ne pourrons que l’effleurer ici, car nous destinons la présente étude au grand public et ne pouvons donc entrer dans le détail des textes en version originale. De ce fait, la problématique qui nous retiendra davantage consistera à analyser comment les textes considérés décrivent un certain rapport au monde naturel.

Comme points de comparaison, qui nous permettront de faire ressortir les spécificités des textes finlandais et estoniens considérés, nous évoquerons les nouvelles de Pieyre de Mandiargues « Le passage Pommeraye » et Marcel Béalu « L’araignée d’eau », ainsi que le poème en prose d’Henri Michaux, « Les animaux fantastiques ».

 

LES TRADITIONS FANTASTIQUES

Nous avons eu l’occasion d’évoquer dans d’autres articles[1] l’histoire du genre fantastique dans les littératures finlandaise et estonienne ; il nous sera cependant utile, dans le cadre du présent article, de revenir sur les œuvres et auteurs les plus importants, pour situer les textes dont nous nous servirons plus loin.

Quelques jalons du fantastique en Finlande

L’inspiration fantastique est présente dès le premier roman écrit en finnois, Les Sept Frères, d’Aleksis Kivi, en 1870 : on y trouve quelques contes fantastiques enchâssés, avec la mention de plusieurs créatures surnaturelles. Ensuite, il convient de mentionner l’un des auteurs finlandais les plus attachants de la première moitié du siècle dernier, Aino Kallas, qui dans les années 1920 et 1930 a écrit plusieurs nouvelles fantastiques fondées sur les traditions populaires estoniennes. Après 1945, plusieurs auteurs de littérature générale se sont occasionnellement illustrés dans le domaine du fantastique, c’est le cas par exemple de Juhani Peltonen (avec nouvelle « L’éleveur d’esclaves ») et de Pentti Holappa (« Boman »), pour n’en mentionner que deux.

Aujourd’hui, le fantastique est dominé par la figure de Johanna Sinisalo, auteur de nombreuses nouvelles croisant les genres ; ses deux premiers romans, Jamais avant le coucher du soleil et Les Héros, une réécriture du Kalevala, sont très nettement fantastiques, les deux suivants ressortissent davantage à la littérature générale. Un autre auteur femme de premier plan est entièrement incorporé au canon de la littérature générale : il s’agit de Leena Krohn, dont la plupart des cycles de nouvelles (organisés autour d’un personnage ou d’un lieu, comme par exemple Ténare, Umbra et Fenêtre factice, malheureusement non traduits) sont pourtant de la pure littérature fantastique. Le fait que Leena Krohn soit considérée dans son pays comme un des auteurs les plus importants en dit long sur l’acceptation tacite dont jouissent les « paralittératures » en Finlande[2].

L’idée de faire se croiser les genres est très populaire parmi les écrivains fantastiques finlandais, dont beaucoup partagent manifestement les idéaux « transfictionnels » de Francis Berthelot et du groupe français Nouvelle Fiction. Dans les faits, cela aboutit à des textes se réclamant du « réalisme magique », quelque fallacieuse que soit cette étiquette qui ne diffère en réalité nullement du fantastique mais permet d’obtenir une plus grande acceptabilité de la part des instances légitimatrices. Citons dans ce courant Jyrki Vainonen et Pasi Ilmari Jääskeläinen. Enfin, a contrario, il convient de mentionner des auteurs revendiquant leur attachement spécifique à la littérature de genre et négligeant ostensiblement les lauriers de la littérature/critique générale : dans ce domaine, on trouve entre autres Anne Leinonen et Boris Hurtta.

 

Quelques jalons du fantastique en Estonie

 

Là encore, on trouve un père fondateur de la littérature nationale, Kreutzwald, qui a souvent pratiqué le genre. Célèbre auteur du Kalevipoeg, il a en effet également rédigé les Anciens Contes du peuple estonien en 1866, recueil contenant principalement des contes fantastiques. August Kitzberg fut lui aussi un important précurseur, avec sa nouvelle « Le loup-garou », parue en 1891, et sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Dans les années 1910 à 1930 paraissent de nombreuses nouvelles fantastiques, par certains des auteurs les plus éminents de l’époque : August Gailit (« Le loup-garou », 1926), Friedebert Tuglas (« Popi et Huhuu », 1914), et Juhan Jaik dans un registre en général plus léger (Contes du Võrumaa, 1924-1933)[3].

Depuis les années 1980, Herta Laipaik publia deux recueils de contes fantastiques très marqués par les spécificités de la géographie et du folklore estoniens[4]. Le fait de marier l’inspiration fantastique et les caractéristiques nationales peut d’ailleurs être considéré comme un trait typique et durable du fantastique estonien : on l’observe chez Kreutzwald et Kitzberg, puis Juhan Jaik et plus tard Herta Laipaik, et cette orientation s’est poursuivie dans les deux dernières décennies avec l’œuvre d’auteur et d’anthologiste d’Indrek Hargla, qui est avec Mehis Heinsaar un des principaux nouvellistes fantastiques estoniens vivants. Hargla a en effet promu le concept d’etnoulme, « fantastique d’inspiration ethnologique », notamment dans son anthologie Effroyable Estonie (Õudne Eesti). Il est par ailleurs l’auteur de nouvelles très diverses, ressortissant à tous les genres de l’imaginaire, et s’est tourné plus récemment vers le roman uchronique et le policier.

Il faut également mentionner Andrus Kivirähk, souvent considéré comme le plus important auteur estonien vivant. Trois de ses romans revisitent l’histoire de l’Estonie en faisant un usage subtil du registre fantastique : Le Papillon, Le Granger et L’Homme qui parlait la langue des serpents.

 

 

LES HYBRIDES DANS NOTRE CORPUS

 

Après avoir évoqué l’intérêt littéraire que présentent pour nous le thème de l’hybridité et les personnages hybrides, nous tenterons un classement des différents types d’êtres hybrides que l’on trouve dans notre corpus.

 

Fonctions littéraires du thème de l’hybridité

 

Il nous semble que l’on peut distinguer trois grandes fonctions en rapport avec la présence de l’hybride en littérature, les fonctions poétique, dramatique et philosophique.

La fonction poétique est liée au fait que l’on a affaire à des descriptions d’un nouveau genre, qui posent nécessairement des questions d’ordre stylistique. Ces descriptions d’êtres hybrides peuvent être révoltantes, intrigantes ou impossibles (c’est le cas chez Mandiargues, qui contourne la description directe), nous interrogeant toujours sur la nature et les limites de la description littéraire, et sur la force imageante du langage comme il arrive chez Michaux.

Dans « Le passage Pommeraye », de Mandiargues, le caractère horrible de la description vient du fait que l’on ne comprend qu’à la fin le sort qui est réservé au narrateur et l’utilisation qui sera faite des divers instruments de torture évoqués[5]. L’essentiel est laissé à l’imagination du lecteur, car le processus par lequel la métamorphose du narrateur sera effectuée n’est pas évoqué, non plus que les détails du résultat.

Ce qui intéresse Mandiargues, c’est de surprendre son lecteur par certaines notations fugitives, inattendues, qui donnent à la scène évoquée son caractère d’étrangeté sans en expliquer les tenants et aboutissants :

 

Alors, seulement, parut l’autre créature, qui venait d’écarter les rideaux d’une alcôve où elle s’était tenue jusque-là ; sifflante, hautaine, dorée par le dernier feu du soleil, elle étendit vers moi son beau bras couvert d’écailles lisses, et la femme noire cacha dans ses mains ses yeux hagards. […] (Mandiargues 2009 ; nous soulignons)

 

Dans le même ordre d’idée, on trouve plus loin l’expression de « table draconienne », bon exemple d’un syntagme nouveau, intrigant (donc poétique), amené par l’idée de la métamorphose, la mention précédemment des écailles… L’expression désigne ici le lieu de la transformation, la table où doit avoir lieu l’opération qui fera du narrateur un être plus tout à fait humain.

Quant au poème en prose de Michaux, « Les animaux fantastiques », il évoque les hallucinations dont s’accompagne la fièvre : « Quand la maladie, aidée des tambours de la fièvre, entreprend une grande battue dans les forêts de l’être, si riche en animaux, que n’en sort-il pas ? » (Michaux 1963, p. 61)

Ce texte ne cherche pas à décrire par des notations objectives l’identité des animaux mystérieux vus dans cette fièvre, il s’agit plutôt d’une expérience de langage, on a l’impression que le poète cherche à faire jaillir de la langue les images les plus troublantes, les plus incongrues. Le terme dont il se sert pour évoquer les hybridations monstrueuses des animaux est celui de « renversement », qui mêle à l’idée de métamorphose celle d’un mouvement confus : « Guidés par votre propre sentiment de renversement et de nervosité, les animaux se renversent et se déboîtent », ou encore « Le singe se renverse et devient balai… », « La loutre se renverse et devient éponge… » (Michaux 1963, p. 62).

 

La fonction dramatique de l’hybridité est clairement manifestée dans la nouvelle de Béalu, « L’araignée d’eau » : le texte, par la voix du narrateur, insiste sur les incertitudes pesant sur la nature de l’être hybride (une femme araignée), qui est une source de danger plus ou moins lointain. Nadie, l’araignée d’eau (dont le nom même est le résultat d’une hybridation entre deux noms, Narcisse et Lydie), va contraindre le narrateur à s’éloigner peu à peu de sa femme, et à s’aliéner également la compagnie des gens du village où il vit. Nadie, dans les stades avancés de sa métamorphose, devient une petite fille très attirante, avec qui le narrateur va avoir des rapports sexuels adultères :

 

De l’instant où fut accomplie la métamorphose de ma fragile amie, je compris, non sans appréhension, qu’il m’allait falloir l’aimer véritablement. Devant cette très acceptable enfant des hommes qu’était devenue l’araignée d’eau, des sentiments, jusqu’alors feints, par pitié ou par jeu, s’emparèrent de moi d’autant plus fortement que, les ayant si longtemps simulés, je n’avais pas à les dissimuler. (Béalu 1994, p. 24)

 

Plus loin, le narrateur parle du corps de Nadie comme d’un « corps d’enfant animé des fureurs de la femme ! » (p. 34). Mais d’une part Nadie, en raison de sa nature hybride, ne peut parvenir à une satisfaction sexuelle totale, ce dont se lamente le narrateur, et d’autre part l’épouse de celui-ci, Catherine (devenue Katie pour imiter le nom de Nadie), essaie d’opérer la transformation inverse de celle de Nadie, entrant dans le canal, dans l’espoir de se muer à son tour en un être hybride. Toutes ces tensions dramatiques se résolvent dans une fin tragique.

 

Quant à la fonction philosophique, elle tient aux réflexions, presque toujours présentes dans nos textes, sur les bornes de l’humanité, le regard de la société sur ce qui lui est étranger (aspect également présent chez Béalu), et surtout le rapport à la nature. C’est sans doute cette troisième fonction, avec notamment ces interrogations sur les rapports homme/nature, qui est le plus abondamment illustrée dans les textes finlandais et estoniens que nous avons lus.

 

Différents types d’hybrides

 

On peut classer les types d’hybrides figurant dans notre corpus en fonction de la nature de l’être qui vient s’hybrider avec l’humain :

a. animal sauvage (avec en premier lieu le cas du loup-garou)

b. animal de compagnie (cas des chiens doués de raison)

c. insecte

d. créature fictive (on peut ranger dans cette catégorie des êtres tels que trolls et nymphes, largement humanoïdes mais non humains car consubstantiels à tel ou tel élément naturel)

e. végétal

On pourrait ajouter le cas des hybrides homme-machine, que l’on trouve par exemple dans le recueil de Leena Krohn Pereat Mundus. Mais nous avons préféré laisser de côté ce cas particulier, pour nous concentrer sur les hybrides mariant l’humain au monde naturel.

 

Le loup-garou

 

Le lycanthrope est un thème extrêmement présent dans la littérature estonienne, ainsi que chez Aino Kallas (« La fiancée du loup »), auteur finlandais mais dont les textes fantastiques se déroulent en Estonie. En Estonie, le loup-garou apparaît dès les textes « classiques », les textes de référence, de Kreutzwald et Kitzberg. Ils sont alors très liés à l’inspiration populaire de nos deux auteurs.

Chez Kreutzwald, on évoquera en priorité « La fille du rõugutaja », histoire d’une sorcière[6] qui parvient, grâce à un filtre d’amour, à marier sa fille difforme à un jeune homme ; mais celui-ci s’enfuit quand il voit son épouse nue, et va en épouser une autre, avec qui il a un enfant. La sorcière ne se laisse pas abattre, transforme la nouvelle épouse en loup-garou et envoie sa fille remplacer la mère (le mari ne s’aperçoit pas de la substitution, la fille restant constamment dans le noir) et s’occuper du bébé. Mais la fille de la sorcière n’a pas de poitrine et ne peut donc allaiter ; la nourrice, chargée de trouver un moyen de nourrir le bébé, rencontre la vraie mère, devenue louve, qui parvient à allaiter son bébé.

Pour ce faire, elle se débarrasse simplement de sa peau de louve, retrouvant son apparence humaine.

Ce motif de la peau de loup[7] se retrouve dans la nouvelle d’Aino Kallas, « La fiancée du loup », et il nous semble mériter que nous nous y attardions en comparant les extraits suivants :

 

Un jour, la servante jugea que la louve passait bien trop de temps à allaiter l’enfant ; elle alla en secret, malgré l’interdiction, observer ce que la louve nourricière faisait avec l’enfant. C’est en vérité une chose étrange qu’elle vit là. Auprès du rocher d’Uku était assise une jeune femme nue, tenant sur son giron l’enfant, qu’elle caressait tendrement et balançait sur ses bras. La femme prit finalement la peau de loup sur le rocher, la revêtit et appela la servante pour que celle-ci vînt chercher l’enfant. Quand la servante eut assisté trois jours de suite à cet étrange allaitement, elle ne parvint plus à tenir sa langue et avoua au père de l’enfant ce qui s’était passé chaque jour avec le bébé, aussi bien l’allaitement par la louve que la femme qui enlevait sa peau de loup. (Kreutzwald)

 

Aalo cependant jeta la peau de loup sur ses épaules ; et aussitôt elle sentit les formes de son corps imperceptiblement se transformer, de sorte que sa peau blanche se recouvrit d’un pelage hirsute, que son petit visage s’allongea en un museau pointu, ses jolies petites oreilles se changèrent en oreilles de loup, dressées et pointues, ses dents, en crocs déchiqueteurs, et ses ongles se recourbèrent en griffes de carnassier.

Car le Diable en vérité dans son ingéniosité est si adroit à appliquer sur l’homme une peau de loup, que tout – griffes et dents, ainsi que les oreilles – va se mettre à sa juste place, à croire que cet être humain était directement sorti du giron maternel lycanthrope, autrement dit, loup-garou.

Et en même temps qu’Aalo prenait l’aspect extérieur d’un loup, s’éveillaient en elle tous les instincts et penchants des loups, telles la soif de sang et l’ardeur à la destruction, car son sang aussi avait été transformé en sang de loup, de telle sorte qu’elle était devenue l’une des leurs. (Kallas 1990, p.  128-129)

 

On voit que dans les deux cas, le geste consistant à se vêtir d’une peau de loup semble parfaitement naturel, il n’est nul besoin d’insister dessus car il est parfaitement commun dans le folklore local. Kreutzwald mentionne à peine la transformation dont ce geste s’accompagne, alors que le narrateur (un pasteur), chez Kallas, décrit avec force détails la façon dont a lieu la métamorphose, pour donner à voir les maléfices de Satan et ainsi les flétrir.

 

La nouvelle de Kitzberg, « Le loup-garou », est intéressante à bien des égards, et principalement par le fait qu’elle contient en fait trois histoires de loup-garou en une :

a. l’histoire de Märt le Loup, un propriétaire terrien et fameux loup-garou, qu’un de ses employés espionne au moment où il se transforme en loup-garou, en prononçant certaines paroles magiques et en tournant trois fois autour d’un rocher ;

b. une histoire arrivée à un aïeul du narrateur et qui correspond précisément à la nouvelle de Kreutzwald (sauf qu’il n’y est pas question de rõugutaja, on parle simplement d’une méchante veuve apparentée à la famille) ;

c. et enfin l’histoire arrivée au père même du narrateur, partagé dans sa jeunesse entre deux amours, sa future femme (mécontente que son mari et son fils évoquent cette vieille histoire) et une louve.

 

Parmi les utilisations postérieures de la lycanthropie dans la littérature estonienne, mentionnons « Le loup-garou » d’August Gailit, où le loup-garou fait ressortir le caractère imparfait de la société humaine, l’impossibilité de la solidarité et du bonheur dans la communauté[8].

Chez Aino Kallas, le lycanthrope sert un discours sur le caractère inéluctable des passions dans la vie d’une femme, la séduction de la liberté, de la force brute et de la vie sauvage. Le texte insiste à plusieurs reprises sur le caractère double du personnage, partagé entre sa vie de femme insérée dans une société qui a envers elle certaines attentes, et sa vie de femme sensuelle et passionnée : « Car même si elle est morte une fois, elle continue à vivre dans son corps de loup, car en elle étaient deux natures, l’une d’être humain et l’autre de loup. » Plus loin, on entend la plainte de son mari :

 

Oh Aalo ! Ma femme Aalo ! Toi qui avais dans le même corps âme de colombe et âme de loup ! [ …] Ô âme en deux déchirée, pétrie à la fois de nuit et de jour ! Toi qui procédais et de Dieu et du Diable, monte à présent vers ton Créateur, qu’il te réunifie de ses doigts miséricordieux ! (Kallas 1990, p. 169)

 

Quant à Andrus Kivirähk, il s’amuse dans Le Granger à revisiter le thème du loup-garou, avec distance et ironie, posture bien typique de ses relectures du passé mythique estonien :

 

Un soir, la femme de l’intendant des récoltes, Mall, dit à son mari :

« Écoute, Oskar, nous n’aurons bientôt plus du tout de viande, qu’est-ce que je vais donner à manger à la famille ? Il faudrait rapporter de la viande fraîche.

— Tu veux de la viande de quel animal ? demanda l’intendant. Du mouton ?

— Bah, la viande est toujours de la viande, qui irait s’amuser à choisir. Il faut manger ce qui nous est donné. Regarde donc toi-même ce qui se présentera, le principal est qu’elle soit fraîche. J’irais bien moi-même, mais j’ai un enfant dans le ventre, ce n’est pas bon pour lui toutes ces courses et ces cabrioles.

— Non bien sûr, plus souvent que des femmes enceintes iront courir le garou ! s’écria en riant l’intendant. J’irai moi-même.  Où sont les ustensiles dont on se sert pour cette petite affaire ? »

Mall alla chercher dans l’armoire un onguent gris bien empaqueté et le donna à son mari. Celui-ci alla dans l’arrière-salle,  se passa la mixture sous le nez, fit trois galipettes, se transforma en loup et sauta d’un coup par la fenêtre.

 

 

Autres animaux sauvages

 

Dans « La naissance de la rivière Ahne », Herta Laipaik évoque une femme-corbeau : tout commence quand Reedu, paysanne très travailleuse, cherche des baies dans le marais. Elle voit pleurer une femme aux cheveux noirs, puis entend les pleurs d’un bébé ; elle approche, la femme s’enfuit mais le bébé est là. Plus trace de la femme, mais un corbeau est là à proximité… Reedu apporte le bébé à son mari, qui justement se lamentait récemment que sa femme fût apparemment infertile. Jaak soupçonne vite que sa femme a trouvé l’enfant grâce à une « pierre de corbeau ». L’enfant, Anne, grandit, méprise tous ses soupirants sauf le plus riche. Elle semble étrangement avide d’argent, même son mari a peur d’elle quand il la voit compter religieusement ses pièces.

L’orpheline qui les sert dépérit puis meurt, Anne est détestée pour ses mauvais traitements. Le serviteur de la famille du mari comprend qu’Anne appartient en réalité à la race des corbeaux, il se renseigne auprès de rebouteux sur la manière de s’en débarrasser. Il détruit Anne dans le marais grâce à une plume de corbeau, Anne est noyée dans des tourbillons causés par les pleurs de l’orpheline noyée.

Cette figure d’une femme-corbeau maléfique, tout comme le motif bien attesté de la « pierre de corbeau »[9], sert dans cette nouvelle à symboliser les mystères et l’hostilité du monde naturel, thème très courant en Estonie (on peut penser, pour mentionner une œuvre traduite en français, au cycle Vérité et justice d’Anton Tammsaare).

Dans les trois nouvelles qui composent le recueil Ceux qui s’en vont, Jaan Kaplinski évoque trois êtres hybrides nés à la suite des expériences d’un savant : parmi eux figurent l’homme-corbeau, Nestor, et l’homme-gibbon, Achille. Nous y reviendrons plus loin, au moment d’évoquer Hektor, l’homme-chien, personnage principal de la série.

Enfin, mentionnons ici « Le fils de la chimère », une nouvelle du recueil Pereat Mundus, de Leena Krohn, livre évoquant les différentes modalités que pourrait prendre la fin du monde. Dans « Le fils de la chimère », le narrateur raconte la façon dont sa mère est tombée amoureuse d’une bête de laboratoire, une chimère : « Je suis né, même si personne ne l’avait envisagé. Personne n’était même au courant que ce fût possible, car ma mère était humaine, et mon père une chimère. Il était l’un des premiers hybrides multiraciaux. » L’hybride en question est un mélange de chèvre, de chimpanzé, de grand singe et d’homme. Le fils de cet hybride se targue de représenter une forme d’humanité supérieure :

 

La beauté du monde ne cessera jamais de m’étonner. J’ai des sens plus nombreux et plus précis que ceux de l’homme. Mon odorat est aussi sensible que celui du loup. Je grimpe avec souplesse comme un chimpanzé. Pourquoi ne me satisferais-je pas de mon sort, même si l’on ne peut guère prétendre que ce soit simple.

Je crois que viendra un jour où il n’y aura plus d’espèces différentes de mammifères, plus de distinction entre les hommes et les mammifères inférieurs. Les espèces se seront croisées entre elles et auront formé des assemblages que nous ne pouvons même pas nous figurer aujourd’hui. […]

Mon père et moi sommes des pionniers de l’avenir. Il viendra un jour où nous serons tous semblables et égaux. Il y faudra des années, des millions, peut-être même des milliards d’années, mais je ne doute pas de la venue de cette ère. (Krohn 1998)

 

 

Quelques hommes-chiens

 

On trouve dans notre corpus deux exemples d’hommes-chiens : le Finlandais Pentti Holappa, dans « Boman », évoque la relation d’amitié entre une chienne parlante et un petit garçon, tandis que l’Estonien Jaan Kaplinski donne dans « Hektor » le récit d’un chien mutant, puis celui du savant qui l’a créé. Hektor trouve en effet dans le laboratoire le manuscrit laissé par son créateur décédé, où celui-ci fait le récit de sa vie et explique le but qu’il poursuivait par ses expériences sur l’hybridation : il voulait remettre l’humain à sa vraie place, à égalité avec les autres animaux, en donnant à ceux-ci la part d’intelligence qui leur revient.

Dans les deux cas, le narrateur fait l’éloge d’une harmonie possible (mais semée de difficultés) entre l’animal et l’humain, et présente le monde animal comme un moyen d’enrichir l’humain.

 

Insectes humanoïdes

 

Cette catégorie d’hybrides correspond exclusivement, dans notre corpus du moins, à Ténare (Tainaron), roman par lettres de Leena Krohn paru en 1985. Dans ce roman, un narrateur décrit à destination d’un interlocuteur mystérieux les différentes rencontres qu’il fait dans la ville imaginaire de Ténare, peuplée de créatures intermédiaires entre l’homme et l’insecte. Les créatures décrites sont d’une grande variété : êtres-mouches, la mère des Ténariens (une sorte d’alien pondant en permanence de futurs habitants de la ville), les femmes peuplant l’Enfer de Ténare et exprimant le suc des cadavres pour nourrir leurs petits, etc.

L’ensemble dégage une forte impression d’étrangeté et de poésie : le contenu dramatique du livre est quasi inexistant, et le propos de l’auteur sur les rapports homme/nature, s’il existe, est au moins abscons : c’est ici la fonction poétique qui est privilégiée, notamment dans les descriptions des Ténariens, intrigantes, belles et baroques.

 

Trolls et nymphes

 

Jamais avant le coucher du soleil, de Johanna Sinisalo, est sans doute le livre le plus célèbre de notre corpus, et il n’est donc sans doute pas nécessaire de revenir dessus en détail. Notons simplement qu’il y a dans ce roman un jeu constant sur l’ambivalence de l’hybride (une sorte de troll très humain, recueilli en ville par un jeune homosexuel), qui est à la fois objet de désir et source de danger. Cette fois ce sont bien plutôt les possibilités dramatiques offertes par le personnage qui ont séduit l’auteur, ainsi qu’un aspect plus réflexif : le troll est à de nombreuses reprises le révélateur de l’incommunicabilité dans la société.

Il convient d’évoquer également « La fille de la source », de Herta Laipaik, qui conte l’histoire suivante : un jeune Estonien, Maanu, entend parler des jeunes filles de la rivière lors d’une veillée. Il se sent attiré par la rivière, malgré les avertissements de sa grand-mère qui lui rappelle qu’il a un signe de naissance attestant que l’eau va chercher à l’attirer vers elle toute sa vie. Pendant longtemps, il n’a que de vagues impressions de rêve quand il se réveille auprès de la rivière, il ne se souvient pas de ce qui a pu lui arriver. Mais une nuit enfin, les filles de la rivière lui apparaissent. Il en devient obsédé.

Il en attrape une, qui lui révèle le travail de tissage des filles de la rivière, et le fait que des trésors se trouvent dans les sources. Elle semble prendre véritablement goût à lui, elle ne refuse pas ses rendez-vous. Le père de Maanu, Ruut, l’attend un soir pour s’expliquer avec lui sur ses virées nocturnes. Ils se battent, mais le lendemain le père choisit la manière douce, et Maanu lui raconte tout. Ruut est frappé par l’histoire des trésors dissimulés sous l’eau, et surtout par celle de la cloche d’église qui se trouverait dans la source. Il en discute avec Seeru, un vieux un peu sorcier, qui le dissuade, disant qu’il faudrait un vrai mage pour être sûr de venir à bout des serpents et des filles de source, mais se laisse finalement convaincre, l’alcool aidant ; une expédition nocturne suit. Les hommes soulèvent la cloche, trouvent une marmite pleine d’argent, luttent contre le sommeil que les créatures de la source cherchent à leur imposer, rentrent avec leurs bœufs. Mais au matin on trouve les bœufs sans les hommes.

On voit que là aussi fonctionne la dialectique séduction/danger, on retrouve l’idée de la nature foncièrement suspecte, double ou duplice, de l’hybride.

 

Dans la littérature estonienne, on rencontre souvent la figure du kratt, une sorte de gnome volant qui s’infiltre dans les maisons voisines, sur ordre d’un commanditaire ayant passé un pacte avec le diable, et y dérobe divers objets de valeur. On peut hésiter sur leur nature précise : sont-ce des hybrides ou de simples variantes du lutin ? En effet, proches du lutin dans les légendes populaires, ils tendent à s’humaniser dans la littérature : c’est ce que montrent par exemple le roman d’Enn Vetemaa Le Kratt était presque parfait (Krati nimi oli Peetrus), où il est question d’un kratt très chrétien, apprenti théologien, et le roman d’Andrus Kivirähk, Le Granger, déjà évoqué. Dans Le Granger, on fait notamment la connaissance d’un kratt conteur, qui se plaît à faire rêver son propriétaire, le contremaître du domaine seigneurial, en lui racontant des histoires romantiques ou exotiques. Voyons ici le texte d’un de leurs premiers échanges :

 

Au niveau du portail se tenait le bonhomme de neige ; il salua le contremaître d’une profonde révérence.

« Je te salue, patron ! prononça-t-il. Et que ton foyer soit béni.

— Grand merci ! répondit le contremaître. J’ai tout de suite un travail pour toi. » Et il expliqua au bonhomme de neige ce que celui-ci avait à faire.

Mais le nouveau kratt secoua la tête en souriant.

« Je suis vraiment désolé de te décevoir, patron, dit-il. Mais le fait est que nous autres, kratts, ne pouvons pas voler d’êtres humains. C’est au-dessus de nos forces. Tu m’as créé en vain, et j’ai regret de ma grande faiblesse, car rien ne me plairait tant que de réunir deux âmes qui s’aiment. Elle est sans doute bien envoûtante, l’élue de ton cœur ? »

Hans était horriblement déçu, et même désespéré, mais il n’en remarqua pas moins que le bonhomme de neige parlait d’une façon bien différente de tous les autres kratts qu’il avait connus.

« Envoûtante… répéta-t-il. Oui, c’est un joli mot… Je n’ai jamais entendu personne l’utiliser. Enfin, elle est belle, quoi. » (Kivirähk 2000)

 

 

Entre l’humain et le végétal

 

De cette dernière catégorie relèvent au moins deux nouvelles de notre corpus, « Le bouleau de Marie » (Maarjakask) de Herta Laipaik, évoquant le mariage d’un humain et d’une fille aux cheveux verts jaillie de l’écorce d’un bouleau, et « Philémon ou le bonhomme de bois », de Leena Krohn, dans Fenêtre factice, recueil évoquant les étranges rencontres que fait un philosophe dans son cabinet, où il reçoit toutes les personnes désireuses d’évoquer avec lui leurs problèmes. Dans « Philémon ou le bonhomme de bois », le narrateur reçoit la visite d’un homme en train de se transformer en chêne ; il travaille dans un cirque et prévoit de bientôt rejoindre une forêt pour vivre sa vie d’arbre. Alors que ce nouveau Philémon (personnage des Métamorphoses d’Ovide) se plaint de son sort qui va le séparer durablement de l’humanité, le narrateur-philosophe lui montre tout ce qu’a d’enviable cette transformation :

 

Je dirais que vous est offerte une occasion formidable. Tout le monde change, mais vous changez d’une façon différente des autres. Bientôt vous cesserez de respirer mais vous commencerez la photosynthèse. Votre sang se transformera en sève, prendra une couleur vert feuillage. Quand votre métamorphose sera parfaite et achevée, vous serez le roi des arbres et votre frondaison sera un symbole de victoire. Vous serez l’image de la fertilité, de la sagesse et de la chance. Bientôt, en prolongement de votre vie humaine finissante, vous pourrez continuer sous la splendide forme d’un chêne, pendant un millénaire peut-être. […]  C’est seulement grâce à vous et à vos semblables que l’être humain a pu naître sur la terre, et peut-être continuerez-vous de fleurir quand l’humanité aura disparu. Vous ne pouvez aller au sud ni au nord, non plus qu’à l’est ou à l’ouest, mais pourtant vous bougez et votre direction est la meilleure : à la fois en profondeur et vers le haut, dans les ténèbres de la terre et dans la lumière du ciel. (Krohn 2009)

 

 

CONCLUSIONS

Comme on l’aura compris, il règne dans notre corpus (pourtant relativement mince) une grande diversité dans la description des divers êtres hybrides, dans le registre (tragique, comique, féerique…) et la fonction de ces descriptions. Les perspectives retenues par les auteurs finlandais et estoniens sur lesquels nous avons fondé cette courte présentation ont en effet peu de choses en commun.

En revanche, on a pu constater que cette figure de l’hybride est liée à un thème très courant dans les deux pays : l’idée d’une nécessité d’une harmonie, d’une fusion parfois, avec la nature, pour combler les insuffisances inhérentes à l’humain. Beaucoup de nos textes évoquent cette idée, parfois très sérieusement et presque didactiquement, parfois au contraire avec une certaine ironie, comme c’est le cas, par excellence, chez Kivirähk.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

BEALU Marcel 1994, L’Araignée d’eau, Paris, Phébus

CARAYOL Martin 2009, « Finlande : le sceau de la bizarrerie », Galaxies n°7/49, hiver 2009

CARAYOL Martin 2010a, « L’Estonie : l’ulme, terme ultime », Galaxies n°9/51

CARAYOL Martin 2010b, « Les thèmes nationaux dans la littérature fantastique estonienne », Études Finno-Ougriennes n°41, L’Harmattan

HARGLA Indrek 2005, Õudne Eesti, Tallinn, Varrak (contient les nouvelles de Kreutzwald, Kitzberg, Gailit)

HOLAPPA Pentti 1959, Muodonmuutoksia, Helsinki, WSOY

KALLAS Aino 1990, La Fiancée du loup, Paris, Viviane Hamy (la nouvelle du même nom est traduite par Eva Toulouze)

KAPLINSKI Jaan 2000, Silm, Hektor, Tallinn, Tänapäev

KIVIRÄHK Andrus 2000, Rehepapp, Tallinn, Varrak

KROHN Leena 1985, Tainaron, Porvoo, WSOY

KROHN Leena 1998, Pereat Mundus, Helsinki, Teos

KROHN Leena 2009, Valeikkuna, Helsinki, Teos

LAIPAIK Herta 2006, Kurjasadu, Tallinn, Varrak

MICHAUX Henri 1963, Plume, Paris, Gallimard

PIEYRE DE MANDIARGUES André 2009, Récits érotiques et fantastiques, Paris, Gallimard

SINISALO Johanna 2003, Jamais avant le coucher du soleil, Arles, Actes Sud (traduction d’Anne Colin du Terrail)


[1] Carayol 2009 et 2010a/b.

[2] Sur ces questions, voir Carayol 2009.

[3] On trouvera sur le site litterature-estonienne.com de nombreux renseignements sur ces auteurs, et certains de leurs textes les plus importants.

[4] Cf. Carayol 2010b.

[5] « Une longue table rectangulaire remplissait tout l’espace compris entre les fenêtres extrêmes. Dessus, je vis des linges maculés de taches brunes, des poinçons, des aiguilles, des pinces coupantes, une collection de petits couteaux aux formes les plus insolites, mêlés à d’autres instruments en acier brillant qui m’étaient parfaitement inconnus. Sous la table, il y avait un grand coussin tout rouge et capitonné ; sur ce coussin, une bête très étrange qui me regardait tristement, et qui était en partie un porc et en partie un chat ; ou, plus exactement, qui me parut être un porc revêtu de la tendre fourrure des chats roses de Perse, privé de queue, doté d’une très grosse tête de chat, de belles moustaches, de belles oreilles félines, mais de pieds porcins et de petits yeux qui tenaient des deux animaux ensemble. […] » (Pieyre de Mandiargues 2009)

La mention de la « bête très étrange » sert de signal, encore assez opaque à ce stade, elle nous avertit de la transformation qui guette le narrateur.

[6] Le rõugutaja, personnage classique du folklore estonien, est en général une sorcière, une fille de Satan, mais parfois le mot s’applique à n’importe quel être maléfique ; souvent, cette créature est liée à l’enfantement, il convient de se la concilier au moment de l’accouchement.

[7] Ce motif est bien attesté dans le folklore estonien, cf. par exemple http://www.folklore.ee/pubte/muina/antoloogia/62.html

[8] Cette nouvelle est accessible sur Internet : http://www.carayol.org/index.php?option=com_content&view=article&id=27&Itemid=27

[9] Cf. Carayol 2010b.

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